LUBRIZOL : LA RESPONSABILITE D’UN EXPLOITANT D’UN SITE CLASSE SEVESO
Cass. 3e civ., 18 avr. 2019, n° 18-18.801
Les exploitants des sites classés SEVESO sont assujettis aux obligations renforcées en termes de prévention des risques industriels. Il leur appartient notamment de procéder à l’étude des risques, y compris au regard des installations voisines pour réduire au maximum tout éventuel effet « domino ». L’exploitant s’engage donc à mettre en place la politique de prévention des accidents majeurs (PPAM) et, pour les sites « seuil haut », un système de gestion de la sécurité (SGS).
Parmi ces derniers, figurent les risques liés à l’intrusion, l’explosion et l’incendie. La responsabilité de l’exploitant pourrait donc être appréciée au regard des engagements pris à sa charge aux termes de ses PPAM et SGS.
La jurisprudence apprécie sévèrement ses obligations de moyen renforcé sur ce point.
Dans son arrêt rendu le 22 janvier 2013[1], la Cour d’appel de Montpellier a retenu la responsabilité de l’exploitant suite à la survenance de l’incendie en lui reprochant de ne pas avoir mis en œuvre tous les moyens nécessaires pour prévenir le risque d’intrusion en ce qu’il n’a prévu qu’un seul gardien pour un site de 178.221 m2 et lui a donné pour instruction de laisser ouverts une partie des portes coupe-feu afin de faciliter l’entrée du personnel de nuit. Or, selon les experts, aucune carence majeure dans l’entretien et la garde des locaux ne pouvait lui être imputée.
Dans une autre affaire relative à l’explosion à l’usine AZF, la responsabilité objective de l’exploitant avait été retenue en sa qualité de gardien de l’usine. Or, l’insuffisance de l’organisation et de la mise en place des mesures préventives sur le site a été relevée dans le cadre de la procédure pénale. En effet, l’explosion a eu lieu du fait du déversement dans la benne des produits chlorés et ensuite des nitrates[2]. Il s’agit donc de manquements, lesquels seraient susceptibles de caractériser une faute de l’exploitant.
Dans un litige parallèle[3], la responsabilité objective de son exploitant était recherchée par le propriétaire du site voisin au titre des préjudices causés par l’explosion de l’usine AZF et ayant abouti à la détérioration de ses biens et de son usine. Toutefois, la Cour d’appel de Toulouse s’est sursis à statuer dans l’attente d’une décision définitive sur l’action publique estimant qu’en l’état des investigations « l’origine du phénomène explosif n’était pas clairement établie » et cela indépendamment d’un rapport d’expertise versé aux débats. Le pourvoi en cassation formé à l’encontre de cet arrêt avait été rejeté[4].
En l’espèce, les juges du fond et la Haute juridiction ont appliqué l’adage suivant lequel « le pénal tient civil en l’état ». Son application était abrogée considérant les fautes non-intentionnelles par la loi du 10 juillet 2000 introduisant l’article 4-1 au sein du Code de procédure pénale. De plus, suite aux plusieurs condamnations de l’État français par CEDH, la loi du 5 mars 2007 a modifié l’article 4 du CPP prévoyant désormais en son 3ème alinéa que l’action publique n’impose pas la suspension des actions exercées devant la juridiction civile. La solution retenue dans l’arrêt précité n’a donc plus vocation à s’imposer.
Ces observations préalables nous amènent à revenir sur les fondements au titre desquels la responsabilité des exploitants des sites classés SEVESO peut être recherchée suite à la survenance d’un sinistre de nature à impacter les biens et les droits des tiers.
Au regard des dispositions de l’article 1242 du code civil et de la jurisprudence[5] rendue en son application, cela dépend fortement des circonstances du sinistre. Ainsi, en vertu de l’alinéa 2 de ce texte, la contamination d’un bâtiment voisin par un incendie requiert nécessairement la démonstration de la faute de l’exploitant en question.
Toutefois, il résulte de la jurisprudence parallèle de la Cour de cassation[6] qu’un incendie provoqué par une explosion ne rentre pas dans l’exclusion susvisée.
Cela explique notamment la raison pour laquelle la responsabilité civile objective de l’exploitant du site AZF était recherchée par les entreprises voisines. Tel pourrait être également le cas lorsque la responsabilité de l’exploitant est recherchée pour d’autres causes de contamination ou destruction des sites ou des biens appartenant aux tiers.
Tel était notamment le cas de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt rendu le 14 février 2017 par la Cour d’appel de Versailles[7], dans laquelle la responsabilité de l’exploitant était recherchée au titre de ses émissions atmosphériques ayant prétendument abouti à la corrosion de la peinture de 12.000 voitures neuves d’un fabricant avoisinant. Il est à souligner qu’en l’espèce la responsabilité de l’exploitant avait été écartée au motif que dans la zone se trouvaient d’autres sites susceptibles d’émettre les mêmes substances chimiques en sorte qu’en l’absence de leur mise en cause forcée en vue d’une éventuelle condamnation in solidum le lien de causalité avec l’activité de l’exploitant dont la responsabilité était recherchée n’était pas établie en l’espèce.
Ainsi, en l’absence d’incendie, tout préjudice résultant de l’exploitation d’un site SEVESO peut donner lieu à l’engagement de la responsabilité de son exploitant sur le fondement de l’article 1242, al.1er, du Code civil.
Citons sur ce point l’arrêt rendu le 8 décembre 2009 par la Cour d’appel d’Angers[8] écartant les prétentions formulées sur ces deux fondements à l’encontre de l’exploitant du dépôt d’hydrocarbures liquides au motif que le préjudice évoqué par les demandeurs (l’impossibilité pour eux de vendre leur propre exploitation industrielle voisine du fait des restrictions imposées en matière de construction ou d’installations nouvelles ou même d’utilisations nouvelles du sol) ne résultait nullement d’une quelconque violation de la réglementation en vigueur quant à l’aménagement de ses installations par le défendeur ou d’une éventuelle nuisance physique, olfactif ou sonore.
Cet arrêt est une nouvelle démonstration de la nécessité de démontrer un lien d’imputabilité du dommage à l’activité du site voisin, ce qui n’a pas pu avoir été caractérisé en l’espèce.
Autrement dit, l’ampleur du sinistre ne fait pas présumer la responsabilité de l’exploitant du site classé SEVESO. La charge de la preuve de ses éventuelles fautes en lien de causalité avec le préjudice pèse classiquement sur les demandeurs. C’est la raison pour laquelle il est crucial en pratique de mettre en œuvre à temps des mesures d’instruction nécessaires au contradictoire des parties concernées et ce indépendamment de l’instruction pénale en cours. L’objectif d’une telle mesure serait de vérifier si véritablement les éventuelles fautes de l’exploitant ou dans l’hypothèse de sa responsabilité objective le fonctionnement de son site est en lien de causalité avec les prétentions des tiers. A défaut, aucune condamnation à son égard ne saurait être retenue.
[1] CA Montpellier, 22 janv. 2013, n° 11/08074
[2] Affaire AZF : des responsables mais pas de coupable L. OLLIVIER Recueil Dalloz 2010 p.813
[3] CA Toulouse, 9 sept. 2008, n° 06/02314
[4] Cass. 2e civ., 17 juin 2010, n° 09-13.583, Bull. 2010, II, n° 116
[5] Cass. 3e civ., 15 nov. 1978, n° 77-12.285, Bull. civ. III, N. 345 P. 264 ; Cass. 2e civ., 7 févr. 2019, n° 18-10.727, Publié au bulletin
[6] Cass. 2e civ., 5 déc. 1984, n° 83-12.745, Bull. 1984 II N° 187 ; Cass. 2e civ., 30 oct. 1989, n° 88-17.762, Bull. 1989 II N° 197 p. 100 ; Cass. 3e civ., 30 mai 1990, n° 89-10.356, Bull. 1990 III N° 129 p. 71 ; Cass. 2e civ., 16 janv. 1991, n° 89-18.525, Bull. 1991 II N° 20 p. 10
[7] CA Versailles, 12e ch., 14 févr. 2017, n° 15/02128
[8] CA Angers, 1re ch. a, 8 déc. 2009, n° 08/01332