LES SINISTRES EN COURS DU CHANTIER : Les régimes de responsabilité possibles
L’incendie ayant ravagé la charpente et les voûtes de la Cathédrale Notre-Dame de Paris, au regard de son ampleur et de ses conséquences financières, suscite à juste titre des interrogations quant aux régimes de responsabilité applicables aux sinistres survenus en cours des travaux tant sur les ouvrages publics que privés.
Les travaux de la rénovation de la flèche de la Cathédrale Notre-Dame de Paris relevant du domaine public, l’objectif ici est de rassembler la jurisprudence administrative rendues dans les cas similaires. A la différence des dispositions du code civil basées sur la théorie de transfert de risque, les juridictions administratives appliquent au regard des sinistres survenus en cours du chantier la théorie de la garde. Cependant, comme le montre précisément l’incendie de Notre-Dame de Paris, la qualification de gardien n’est pas toujours aisée à appréhender, particulièrement lorsqu’il s’agit des travaux de rénovation, qui supposent l’intervention sur un bâtiment existant. Ce critère doit donc s’apprécier au regard des circonstances particulières de la mise à disposition de l’ouvrage, en examinant l’objet du marché, la localisation des travaux et les horaires d’accès effectif au chantier.
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Comme cela vient d’être rappelé il convient de distinguer les approches jurisprudentielles applicables en matière privée et publique.
Relativement aux travaux sur le secteur privé, les juridictions appliquent les dispositions des articles 1788 et 1789 du Code civil. Basées sur la théorie de transfert de risque, elles prévoient la responsabilité sans faute de l’entrepreneur dès lors qu’il fournit la matière et la présomption[1]de sa faute dès lors que la matière est fournie par le maître d’ouvrage. Leur régime est double également en ce qui concerne le quantum de l’indemnisation due par l’entreprise : elle est limitée à la chose[2]dans la première hypothèse et intégrale dans la deuxième. La démonstration de la faute[3]à la charge de l’entreprise permet naturellement dans les deux hypothèses pour le maître d’ouvrage d’obtenir la réparation intégrale des existants endommagés.
Enfin, relativement à l’application de l’article 1789 du Code civil, la jurisprudence applique également le critère de la garde[4], en s’attachant à caractériser le fait que l’ouvrage ait été mis à sa disposition, soit entièrement, soit en partie concernée par l’origine du sinistre.
Sur ce point il est appliqué un raisonnement similaire à celui des juridictions administratives.
En effet, selon la jurisprudence administrative[5], le constructeur en sa qualité de gardien de l’ouvrage répond de toute dégradation de son lot survenue avant réception, peu importe si elle résulte d’un cas fortuit ou des travaux réalisés par les autres intervenants. A ce même titre, il lui est interdit de s’en prévaloir afin de se dispenser des pénalités de retard dans l’hypothèse d’un dépassement des délais de l’exécution des travaux[6].
Cependant, la qualité de gardien peut être écartée dans l’hypothèse de la mise à disposition partielle de l’ouvrage, ce qui est souvent le cas lors des travaux de rénovation.
D’ailleurs, en jurisprudence administrative, l’incendie de la Cathédrale Notre-Dame connait de multiples antécédents.
Tel est notamment le cas de l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt rendu le 30 décembre 2011[7]par la Cour administratif d’appel de Bordeaux.
En l’espèce, il s’agissait des travaux de réfection du clocher de l’église Saint-Martin et le feu s’est déclaré lors du montage de l’échafaudage. Les enquêtes menées tant au civil qu’au pénal n’ont pas permis d’identifier la cause du sinistre, même s’il a été évoqué qu’il pourrait être due à l’imprudence d’un fumeur …
Dans ce contexte, la discussion s’est portée sur la responsabilité sans faute de l’entreprise de l’échafaudage et à fortiori sur son éventuelle qualité de gardien.
En dépit de l’accès de l’entreprise au clocher de l’église et la concomitance entre le commencement de ses travaux et l’incendie, la Cour l’a toutefois écartée. Pour cela, il a été retenu que le sinistre s’est produit avant l’intervention des entreprises à l’intérieur de l’église, dont l’échafaudagiste n’en détenait pas les clefs.
Dans une autre affaire concernant l’incendie survenu en cours des travaux de rénovation de la charpente de l’église, le Conseil d’État a écarté la responsabilité sans faute du charpentier en considérant qu’il n’avait pas l’entière disposition de l’église, dont il avait tout de même seul accès aux combles[8].
Il en résulte la réticence de la juridiction administrative de reconnaître la qualité de gardien de l’ouvrage au regard de l’entreprise qui n’y dispose que d’un accès très partiel, voire uniquement par extérieur, comme cela avait été le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux.
Or, tel semble avoir été également le cas de l’incendie de la Cathédrale Notre-Dame, étant précisé que de surcroît l’entreprise en vertu de son cahier des charges avait été tenue de remettre les clefs d’accès à son chantier au maître d’ouvrage tous les soirs au départ de ses ouvriers.
Ainsi, la qualité de gardien ne semble pas pouvoir être retenue au regard de la société Le Bras frère en sa qualité de titulaire du lot échafaudage, dont l’exécution elle aurait sous-traité à sa filiale Europe Échafaudage.
Cela signifie que sous réserve des résultats d’enquête et toue éventuelle évolution de la jurisprudence, son éventuelle responsabilité ne pourrait être retenue que sur le fondement d’une faute prouvée en lien de causalité avec le sinistre, comme cela avait été le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 9 novembre 1984[9].
Daria BELOVETSKAYA
AVOCAT AUX BARREAUX DE PARIS ET DE SAINT-PETERSBOURG
[1]Cass. 3èmeCiv. 17 février 1999, n°95-21.018
[2]Cass. 12 octobre 1971 n°70-10.943 ; Cass. 3ème civ., 17 décembre 2017 n°16-25.652
[3]Sur le fondement des articles 1231-1 et 1241 du Code Civil
[4]Cass. civ. 3e 2 avril 1971, Bull. cass. n° 253, p.. 181 - Cass. civ. 3e 11 mars 1975, Bull. cass. n° 93, p. 70 - Cass. civ. 3e 10 janvier 1979, Sté Henri Debourges, Gaz. Pal. 25 mai 1979, som. p. 9 ; Cass. civ. 3ème, 8 mars 1995 n° 93-11.063 ; Cass Civ 3ème 19 mai 2009 n° 08-13467 Inédit
[5]CE25juin1971n°708747087570942Lebon ; CE, 17 mars 1976, n° 87659, Lebon ; CE, 1 / 4 ss-sect. réunies, 28 mai 1984, n° 38150 28335 28490, Lebon ; CAA Lyon 27 décembre 2007 n°03LY01160 ; CAA Nancy, 31 janv. 2002, SA. Brocard, req. n° 97NC00263 ; CAA Marseille, 30 sept. 2013, n° 11MA01603 ; TA Besançon, 10 avr. 2014, n° 1300400
[6]TA Besançon, 10 avr. 2014, n° 1300400
[7]CAA Bordeaux, 1re ch. - formation à 3, 20 déc. 2011, n° 10BX00212
[8]CE, 10/ 1 ss-sect. réunies, 10 juill. 1987, n° 73941
[9]CE, 1 / 4 ss-sect. réunies, 9 nov. 1984, n° 38196, Lebon