Marché à forfait : Conditions de la prise en charge des travaux supplémentaires dans le domaine privé
Cass. 3e civ., 18 avr. 2019, n° 18-18.801
Il n’est pas rare en pratique que lors de la réalisation des travaux, l’entrepreneur découvre des sujétions imprévues susceptibles de bouleverser l’économie de son marché.
En jurisprudence administrative, leur prise en charge par le maître d’ouvrage est alors admise[1], à condition toutefois qu’il s’agit des difficultés matérielles rencontrées lors de l'exécution d'un marché, présentant un caractère exceptionnel, imprévisibles lors de la conclusion du contrat et dont la cause est extérieure aux parties[2].
Le cas échéant, il appartiendrait donc au constructeur de démontrer de s’être heurté à une modification qui remet en cause les conditions dans lesquelles a joué la concurrence lors de la passation du marché.
Une telle possibilité n’est cependant pas octroyée au constructeur dans l’hypothèse de l’exécution d’un marché privé, en l’absence de l’acceptation expresse et non-équivoque du maître d’ouvrage[3].
- Travaux nécessaires pour la réalisation de l’ouvrage relèvent du forfait
- Refus de la prise en charge des travaux supplémentaires en l’absence de l’acceptation expresse et non-équivoque du maître d’ouvrage
L’arrêt rendu par la 3èmechambre de la Cour de cassation le 18 avril 2019 en fournit une nouvelle illustration, en rappelant rappelle que les travaux nécessaires pour la réalisation de l’ouvrage, peu importe leur importance, relèvent du forfait, en ces termes :
« Attendu que, pour accueillir la demande, l’arrêt retient que le devis quantitatif limite les travaux confiés à l’entreprise de démolition à la “démolition du plancher béton sur sous-sol” alors qu’il s’est révélé, après démolition de la dalle en béton, que celle-ci reposait en réalité sur une assise granitique rocheuse compacte qui a rendu indispensables d’importants travaux de déroctage sur environ la moitié de la surface du plancher bas ;
Qu’en statuant ainsi, alors que, en cas de marché à forfait, les travaux supplémentaires relèvent du forfait s’ils sont nécessaires à la réalisation de l’ouvrage, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».
En effet, les juridictions judiciaires veillent strictement à l’application de l’article 1793 du Code civil, lequel dispose que :
« Lorsqu'un architecte ou un entrepreneur s'est chargé de la construction à forfait d'un bâtiment, d'après un plan arrêté et convenu avec le propriétaire du sol, il ne peut demander aucune augmentation de prix, ni sous le prétexte de l'augmentation de la main-d’œuvre ou des matériaux, ni sous celui de changements ou d'augmentations faits sur ce plan, si ces changements ou augmentations n'ont pas été autorisés par écrit, et le prix convenu avec le propriétaire ».
Un constructeur ne saurait donc être rémunéré au-delà du prix convenu[4]dans son marché avec le maître d’ouvrage privé qu’à condition avoir régularisé un avenant en ce sens avant l’exécution des travaux[5]ou leur acceptation expresse et non-équivoque[6]par le maître d’ouvrage après leur réalisation.
- Etendue des travaux nécessaires pour la réalisation de l’ouvrage
Il convient de préciser à cet égard que l’appréciation de l’étendue des travaux nécessaires pour la réalisation de l’ouvrage relève de l’appréciation souveraine du juge du fond. Cependant, la Haute juridiction exerce un contrôle sur la pertinence des éléments retenus par ces derniers.
C’est ainsi que dans son arrêt rendu le 8 juin 2005[7], la 3 ème chambre civile de la Cour de cassation a censuré la position de la cour d’appel de Besançon en considérant que « les garde-corps indispensables à la sécurité de l’immeuble devait être intégrés dans le marché forfaitaire initial ».
Il ressort de cette décision que l’étendue des travaux nécessaires pour la réalisation de l’ouvrage dépasse largement les sujétions imprévues.
L’approche de la Haute juridiction vise à sanctionner le comportement peu responsable de certains constructeurs qui proposent des devis à des prix concurrentiels mais sans y inclure l’ensemble des prestations nécessaires pour la réalisation de l’ouvrage, en comptant probablement sur la conclusion des avenants en cours des travaux.
A cet égard, il ne pourrait être que conseiller aux constructeurs de quantifier dans leur devis le maximum de prestations susceptibles de relever de la réalisation de l’ouvrage, et sauvegarder les échanges écrits avec le maître d’ouvrage à ce sujet.
- Recours disponibles aux constructeurs
Au vu de ce qui précède, l’on pourrait avoir l’impression que dans l’hypothèse des sujétions imprévues, le constructeur n’a pas d’autre choix que de les subir.
Cependant, la récente jurisprudence de la Cour de cassation et la réforme du droit des obligations octroient aux constructeurs des mécanismes nouveaux pour pouvoir obtenir une éventuelle indemnisation à ce titre, dans l’hypothèse des manquements de la part des autres intervenants.
- Responsabilité du maître d’œuvre
C’est ainsi que dans son arrêt rendu le 19 janvier 2017[8], la 3èmechambre civile de la Cour de cassation admet la responsabilité délictuelle du maître d’œuvre au visa de l’article 1382, devenu 1240, du code civil en retenant « que le caractère forfaitaire d’un marché ne peut exonérer de son obligation de réparer le préjudice le tiers au contrat d’entreprise dont l’erreur commise dans son étude a conduit l’entrepreneur à établir un devis sous-évalué, la cour d’appel a violé le texte susvisé».
Autrement dit, dans l’hypothèse des sujétions imprévues ou la modification des métrés en cours des travaux, le constructeur peut en principe se retourner à l’encontre du maître d’œuvre à condition de pouvoir établir un manquement dans l’exécution de sa mission.
Cet arrêt écarte toutefois la possibilité pour le constructeur de rechercher la responsabilité du maître d’ouvrage à ce titre.
Une telle possibilité est en revanche semble avoir été reconnue au regard des dispositions de l’Ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016.
- Responsabilité du maître d’ouvrage
La réforme du droit des obligations a fait introduire en droit positif des obligations générales de bonne foi et de l’information à la charge de l’ensemble des parties au contrat.
Rappelons à cet égard que les arrêts rendus antérieurement à la réforme de droit des obligations relativement au bouleversement de l’économie du marché visaient tous l’ancien article 1134 devenu 1104 du Code civil relativement à la bonne foi.
Or, la particularité de la nouvelle rédaction relève du fait qu’elle concerne désormais non seulement l’exécution des marchés mais encore les modalités de leur formation.
Cette exigence est par ailleurs à relier avec l’obligation générale et autonome de l’information instaurée par l’article 1112-1 du Code civil lequel prévoit que « Celle des parties qui connaît une information dont l'importance est déterminante pour le consentement de l'autre doit l'en informerdès lors que, légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant. »
Il s’agit d’une disposition d’ordre public, dont la violation peut entraîner l’annulation du contrat ainsi que l’indemnisation au titre des dommages et intérêts.
Au regard de cette disposition, le maître d’ouvrage serait désormais tenu de fournir aux entreprises consultées l’ensemble de l’information qu’il détient au regard du projet y compris par exemple les rapports géotechniques réalisés à sa demande, et cela à peine de l’annulation du marché à venir.
Il ne convient cependant pas à cet égard de négliger l’obligation du constructeur de se renseigner, laquelle avait été rappelée récemment dans l’arrêt rendu le 24 octobre 2017, par la Cour d’appel de Versailles[9].
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Autrement dit, au vu de ce qui précède, il pourrait être conseillé au constructeur de se renseigner au maximum sur l’ensemble des sujétions afférant au projet au titre duquel il est consulté, en invitant notamment par écrit le maître d’ouvrage de lui faire parvenir l’ensemble des éléments à sa disposition, y compris les éventuels rapports géotechniques.
De l’autre coté, il appartient également au maître d’ouvrage de disposer des justificatifs de transmission de ces éléments aux constructeurs dès le stade de leur consultation.
Enfin, comme cela avait été rappelé dans la jurisprudence antérieure à la réforme, l’information qui est donnée ne doit pas être trompeuse ni erronée[10].
Daria BELOVETSKAYA
AVOCAT AUX BARREAUX DE PARIS ET DE SAINT-PETERSBOURG
[1]CE 11 juillet 2008, n°312354
[2]CE 30 juillet 2003, n°223445
[3][3]Cass. 3e civ., 27 sept. 2006, n° 05-13.808
[4]Cass. 3ème civ., 21 juin 2000, n°98-12.844
[5]Cass. 3e civ, 8 nov. 2000, n°99-11.327
[6]Cass. 3e civ, 31 mai 2000, n°98-18.736
[7]Cass. 3e civ., 8 juin 2005, n° 04-15.046
[8]Cass. 3e civ., 19 janv. 2017, n° 15-20.846, Publié au bulletin
[9]CA Versailles, 1re ch. 2e sect., 24 oct. 2017, n° 16/04269