SUR L’IMPOSSIBILITE DE PALLIER L’EXTINCTION DE LA GARANTIE DECENNALE PAR UNE ACTION DIRECTE CONTRE LE FOURNISSEUR
A la différence de l’article 2224 du Code civil, le premier alinéa de l’article L110-4 du Code de commerce, ne précise pas de point de départ de la prescription pour les actions entre commerçants et non-commerçants.
Après la réforme de la prescription en 2008, certains auteurs s’accordaient à ce qu’en dépit de cette divergence de rédaction, la volonté du législateur était d’unifier les délais.
Autrement dit, selon ces derniers[1], le point de départ de la prescription prévue à l’article L110-4 du Code de commerce devrait être le même que celui de l’article 2224 du Code civil, à savoir le « jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ».
Cependant, la Cour de cassation a préféré faire perdurer son ancienne jurisprudence, en appliquant les différents points de départ de cette prescription en fonction de la nature des demandes.
C’est ainsi que de manière constante, au visa de l’article L110-4 du Code de commerce, la Haute juridiction retient notamment :
- la date de connaissance du dommage par la victime pour les actions en responsabilité[2], mais
- le jour de la livraison à l’entrepreneur[3]ou de la vente initiale[4]pour les actions en non-conformité ou vice caché.
Il existe en effet une divergence des positions entre la Troisième chambre civile et la Première chambre civile, à laquelle s’est ralliée la Chambre commerciale[5]de la Cour de cassation, sur ce dernier sujet.
Comme cela résulte des arrêts rendus respectivement par les Première et Troisième Chambre civile de la Cour de cassation le 6 et 7 juin 2018[6], cette divergence des positions est toujours d’actualité.
En effet, dans son arrêt rendu le 6 juin 2018[7]relativement à l’action directe formée par un acquéreur final à l’encontre d’un vendeur initial au titre d’un vice caché, la 1èreChambre civile retient comme point de départ de la prescription prévue à l’article L110-4 le jour de la vente initiale.
De son côté, dans son arrêt rendu le 7 juin 2018[8]relativement à l’action directe formée par un maître d’ouvrage à l’encontre d’un fournisseur des matériaux litigieux, la 3èmeChambre civile de la Cour de cassation retient le jour de leur livraison au locateur d’ouvrage.
Ce faisant, au-delà de cette divergence « mineure », les deux chambres civiles de la Cour de cassation confirment leur ancienne jurisprudence respective et proclament à nouveau une autonomie du point de départ du délai de prescription posé par l’article L110-4 du Code de commerce par rapport à celui de l’article 2224 du Code civil.
Dans son arrêt rendu le 7 juin 2018[9], la Troisième chambre civile de la Cour de cassation applique donc le même raisonnement.
En l’espèce, la société FLACHER a fait construire par la société BTS un chai de vinification, réceptionné le 6 août 2001, dont la société CIRAM a fourni les matériaux de la charpente.
Suite au sinistre déclaré à l’assureur le 14 mai 2013, le maître d’ouvrage a sollicité la désignation de l’expert judiciaire au contradictoire du locateur d’ouvrage et son fournisseur en mois de juin 2013 et les a assignés au fond en mois de juillet 2014.
En l’espèce, sans grande surprise, la Cour de cassation a débouté le maître de l’ouvrage de son action au titre de la garantie décennale à l’encontre du locateur de l’ouvrage. En effet, à la date de la survenance des désordres et de la première demande en justice le délai d’épreuve de dix ans à compter de la réception avait été d’ores et déjà écoulé.
La question se posait alors quant au point du départ du délai de la prescription de l’action directe dont le maître d’ouvrage disposait à l’encontre du fournisseur du bois de la charpente.
A l’instar de sa jurisprudence antérieure[10], la Troisième chambre civile de la Cour de cassation a jugé que « le point de départ du délai de prescription de dix ans auquel était soumise l’action contractuelle directe de l’EARL Flacher contre la société CIRAM, fondée sur la non-conformité des matériaux, devait être fixé à la date de leur livraison à l’entrepreneur ».
En effet, dans son arrêt rendu le 26 juin 2002[11], la Troisième chambre civile de la Cour de cassation a d’ores et déjà jugé que le délai de prescription applicable entre commençants et non-commerçants, de l’action contractuelle directe du maître de l’ouvrage contre le fabricant , fondée sur la non-conformité des matériaux, court à compter de la livraison des matériaux à l’entrepreneur.
Les faits de cette espèce étaient très similaires à ceux de l’arrêt rendu le 7 juin dernier.
Plus précisément, il s’agissait du bois de la charpente que le fournisseur a omis de traiter contre les insectes xylophages.
Une telle non-conformité n’était naturellement pas apparente à la livraison de ce matériel à l’entrepreneur.
En réalité, elle n’a pu être découverte que lorsque la charpente était infestée.
Toutefois, la Haute juridiction retient la date de livraison à l’entrepreneur comme point de départ de la prescription, et cela sans tenir compte de la maxime Contra non valentem agere non currit praescriptio, dont l’application aurait permis de suspendre le délai d’action jusqu’au jour de la découverte du défaut de non-conformité litigieux.
Cette approche avait également été adoptée par la Troisième chambre civile de la cour de cassation dans son arrêt rendu le 7 janvier 2016[12]relativement à l’action en responsabilité contractuelle à l’encontre d’un fabricant auquel il était reproché un manquement à son obligation d’information et de conseil envers l’acheteur.
Bien qu’il s’agissait cette fois-ci d’une action en responsabilité et non pas en non-conformité, la Haute juridiction a retenu ici encore comme le point de départ de la prescription prévue à l’article L110-4 du Code de commerce la date de livraison des matériaux à l’entrepreneur.
Relativement à la responsabilité des fournisseurs, la Haute juridiction refuse donc d’appliquer sa jurisprudence parallèle[13], suivant laquelle « la prescription d'une action en responsabilité court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance ».
Il s’agit donc de la solution constante en la matière pour la Troisième chambre civile de la Cour de cassation, sauf à évoquer son arrêt « dissident » rendu le 22 novembre 2008[14], admettant à contrario la suspension des délais d’action jusqu’à la découverte du sinistre, en ces termes :
« Mais attendu qu'ayant, à bon droit, retenu que la responsabilité contractuelle de droit commun des constructeurs ne pouvait être invoquée, quant aux défauts de conformité affectant l'ouvrage, au-delà d'un délai de dix ans à compter de la réception, relevé que la réception était intervenue le 3 décembre 1985, que l'assignation en référé aux fins d'expertise avait été délivrée le 3 septembre 1996 et, procédant à la recherche prétendument omise, que la société Espace n'alléguait pas avoir été mise dans l'impossibilité absolue d'agir dans le délai de dix ans de la réceptionpuisque le défaut de conformité invoqué lui avait été révélé le 7 mars 1988, la cour d'appel en a exactement déduit que la prescription était acquise°».
Cet arrêt a été rendu au visa de l’article L110-4 du Code de commerce, bien que relativement aux faits différents de ceux ayant fait objet de l’arrêt rendu le 7 juin 2018, en ce qu’il s’agit ici d’un recours d’un maître d’ouvrage à l’encontre de son constructeur, et non pas de l’action directe à l’encontre d’un fournisseur.
Il ne peut donc pas être exclu que la Haute juridiction revienne à nouveau sur sa position dans l’avenir.
En l’état, celle-ci applique le point de départ qui raccourcit au maximum le délai de l’action en non-conformité des défauts non-apparents.
Bien que contestable sur le plan de l’équité, une telle approche vise à défendre l’intérêt des commerçants et éviter de les exposer aux délais de recours trop longs.
De fait, dans le cadre d’une action directe d’un maître d’ouvrage à l’encontre d’un fournisseur, le délai de recours serait systématiquement plus court que celui de la garantie décennale, puisque la date de la livraison des matériaux litigieux serait toujours antérieure à celle de la réception.
De plus, pour les procédures engagées sous l’égide de la loi du 17 juin 2008, les actions contre les fournisseurs seront soumises à la prescription quinquennale.
Il serait donc illusoire de tenter de palier l’expiration d’un délai de la prescription décennale au sens de l’article 1792 du Code civil par biais d’une action directe à l’encontre d’un fournisseur, sauf un éventuel revirement de la jurisprudence sur ce point.
Daria BELOVETSKAYA
AVOCAT AUX BARREAUX DE PARIS ET DE SAINT-PETERSBOURG
[1]STROCK, La prescription et la reforme du 17 juin 2008, LPA 2 avril 2009, n°66, P.37 ; CASSON, Le nouveau régime de prescription, in CASSON et PIERRE, La réforme de la prescription en droit civil : le chaos enfin régulé ? 2010, Coll. Thèmes et commentaires, Dalloz, p.33
[2]Cass. Civ. 1ère, 9 juillet 2009, 08-10.820, Publié au bulletin
[3]Cass. 3èmeCiv. 26 juin 2002, n°00-12023, Publié au bulletin ; Cass. 3ème Civ. 7 janvier 2016, n°14-17.033 et 14-17.669
[4]Cass., Civ. 1ère, 19 octobre 1999, 97-14.067, Publié au bulletin ; Cass., Com. 27 novembre 2001, 99-13.428, Publié au bulletin
[5]Cass., Com. 27 novembre 2001, 99-13.428, Publié au bulletin
[6]Cass. 1èreCiv. 6 juin 2018 n°17-17.438 ; Cass. 3èmeCiv 7 juin 2018 n°17-10.394
[7]Cass. 1èreCiv. 6 juin 2018 n°17-17.438
[8]Cass. 3èmeCiv 7 juin 2018 n°17-10.394
[9]Cass. 3èmeCiv 7 juin 2018 n°17-10.394
[10]Cass. 3èmeCiv. 26 juin 2002, n°00-12023, Publié au bulletin
[11]Cass. 3èmeCiv. 26 juin 2002, n°00-12023, Publié au bulletin
[12]Cass. 3ème Civ. 7 janvier 2016, n°14-17.033 et 14-17.669
[13]Cass. 1ère Civ., 9 juillet 2009, 08-10.820, Publié au bulletin
[14]Cass. 3èmeCiv. 22 novembre 2006, 05-19.565, Publié au bulletin