CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITE VS EXECUTION FORCEE EN NATURE (EN DROIT DE LA CONSTRUCTION)
En l’espèce[1], les époux X ont décidé de démolir un bâtiment qui leur appartenait pour construire un immeuble de deux étages. Pour cela, le contrat de maîtrise d’œuvre complète de ce projet a été conclu en 2006 et le contrat de réalisation des travaux de Gros Œuvres l’a été en 2007.
Les travaux ont été réceptionnés le 21 octobre 2008. Près d’un an plus tard la Direction de l’urbanisme a signifié aux époux X la non-conformité de leurs travaux « au permis de construire en raison d’un important ressaut (une marche de 21 centimètres) sur le seuil de l’entrée principale du local commercial, lequel de surcroît se trouvait en infraction avec la législation en vigueur en matière d’accessibilité des personnes handicapées »[2].
Dans ce contexte, les époux X ainsi que le titulaire du bail de ce local commercial ont sollicité la désignation d’un expert judiciaire, lequel dans son rapport déposé le 9 octobre 2011 a préconisé deux solutions alternatives à la démolition et reconstruction de l’ouvrage. La mise en œuvre de la moins onéreuse d’elles supposait l’obtention d’une autorisation de la mairie pour procéder à l’aménagement du trottoir.
Toutefois, dans le cadre de la procédure au fond, les époux X ainsi que le titulaire du bail du local commercial litigieux ont maintenu leurs demandes visant à obtenir la démolition de l’ouvrage, sans démontrer avoir effectué les démarches en vue de la mise en œuvre des solutions préconisées par l’expert judiciaire.
C’est pour ce motif que ces derniers se sont fait déboutés de leurs demandes par les juges en première instance, dont la décision a été confirmée par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence et in fine par la 3èmechambre civile de la Cour de cassation dans son arrêt rendu le 21 juin 2018[3], en ces termes :
« Mais attendu qu’ayant, par motifs propres et adoptés, constaté que l’expert avait, pour remédier aux désordres, préconisé non pas la démolition et la reconstruction de l’immeuble dans son entier mais deux solutions alternatives, consistant, la première, dans l’aménagement du trottoir, sous réserve d’obtenir l’autorisation de la commune, et la seconde, dans l’abaissement du plancher du local commercial, et retenu souverainement que M. et Mme X... ne démontraient pas avoir effectué des démarches auprès de la mairie pour obtenir l’autorisation d’aménager le trottoir ni s’être heurtés à un refus de celle-ci et n’établissaient pas plus que l’abaissement du plancher préconisé dans la seconde option aurait rendu impraticables l’accès et l’usage de la pièce située au sous-sol ni que cette modification eût été refusée par les services d’urbanisme, la cour d’appel, qui était tenue par les conclusions des parties et devait statuer dans les limites ainsi fixées et qui, par une décision motivée, a, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation des modalités de la réparation des désordres, retenu qu’il n’y avait pas lieu de procéder à la destruction totale de l’immeuble et à sa reconstruction pour réparer le défaut de conformitéqui affectait le seul local commercial, en a exactement déduit, sans refuser d’évaluer un dommage dont elle avait constaté l’existence en son principe, que devaient être rejetées les demandes de M. et Mme X... et de la société Nana Kfé qui tendaient exclusivement au paiement du coût des travaux de démolition et de reconstruction de l’immeuble, ainsi que de la perte de revenus locatifs et du fonds de commerce en raison de la cessation complète d’activité pendant la période de réalisation de ces travaux ».
Autrement dit la 3èmechambre de la Cour de cassation applique en l’espèce le critère de la proportionnalité, tel qu’il a été instauré dans ses arrêts rendus respectivement le 6 mai 2014 et 15 octobre 2015[4], en ces termes :
« Mais attendu qu'ayant retenu que l'existence des non-conformités n'empêchait pas Mme B... de jouir de son immeubleet ne rendait pas la construction inhabitable et qu'il n'existait pas un empêchement irrémédiable à la construction du garage à l'emplacement prévu et à l'enfouissement des façades, la cour d'appel a pu en déduire, sans contradiction de motifs, que la demande de démolition et de reconstruction n'était pas justifiée ».
Ce principe a été ensuite repris dans les nouvelles dispositions de l’article 1221 du Code civil issues de l’Ordonnance du 10 février 2016, lesquelles ont fait objet d’une légère modification par la loi de ratificationn°2018-237, laquelle entrera en vigueur à compter du 1eroctobre 2018, en ces termes :
« Le créancier d'une obligation peut, après mise en demeure, en poursuivre l'exécution en nature sauf si cette exécution est impossible ou s'il existe une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur de bonne foiet son intérêt pour le créancier. »
Cette nouvelle rédaction est d’une valeur interprétativede sorte qu’elle a vocation à s’appliquer aux marchés conclus à compter du 1eroctobre 2016.
La condition de bonne foi ne semble pas toutefois avoir remis beaucoup en cause les rapports de forces entre les maîtres d’ouvrage et les constructeurs dans la mesure où aux termes de l’article 2268 du Code civil elle est toujours présumée. Donc, sauf pouvoir démontrer le contraire, les demandes visant obtenir la démolition de l’ouvrage seront soumises au contrôle de la proportionnalité.
L’arrêt rendu le 21 juin 2018[5]a par ailleurs le mérite d’éclaircir la position de la Haute juridiction quant à l’application du contrôle de la proportionnalité au regard des marchés conclus antérieurement à l’Ordonnance du 10 février 2016.
En effet, seulement deux mois auparavant, dans son arrêt inédit rendu le 12 avril 2018[6], la Haute juridiction a cassé au visa de l’ancien article 1184 du Code civil l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Montpellier le 14 septembre 2017, laquelle a mis en œuvre le contrôle de proportionnalité.
Selon la Haute juridiction « qu’en statuant ainsi, après avoir relevé que la maison était implantée avec un défaut d’altimétrie de quarante centimètres et sans constater que l’exécution en nature du contrat était impossible, la Cour d’appel a violé le texte susvisé ».
Ce faisant, la Haute juridiction confirmait le principe de la primauté de l’exécution forcée en droit de la construction, instauré par l’ancienne jurisprudence de la Cour de cassation au visa du premier alinéa de l’article 1184 du Code civil[7].
Ce principe semble avoir été définitivement écarté par l’arrêt rendu le 21 juin 2018, destiné à la plus grande publication.
Cet arrêt est également à mettre en perspective avec un autre rendu le même jour par la 3èmechambre de la Cour de cassation[8].
En l’espèce il s’agissait d’un contrat de construction de maison individuelle avec fourniture du plan (ci-après CMI), dont la notice descriptive faisait défaut d’une mention manuscrite par laquelle le maître d’ouvrage précise et accepte les travaux à sa charge qui ne sont pas compris dans le prix convenu, en violation des dispositions de l’ordre public prévues par l’article L231-2 du Code de la construction et de l’habitation.
Pour mémoire, c’est au visa de cette disposition que dans son arrêt rendu le 15 octobre 2015[9], la Haute juridiction a proclamé le principe de la proportionnalité, en ces termes :
« Attendu que, pour condamner la société Trecobat à démolir, sous astreinte, l'ouvrage à ses frais et à payer à Mme X... la somme de 127 048, 13 euros et pour rejeter les demandes en paiement et en compensation de la société Trecobat, l'arrêt retient que l'annulation du contrat impose de remettre les parties dans l'état où elles se trouvaient avant sa conclusion;
Qu'en statuant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si la démolition de l'ouvrage, à laquelle s'opposait la société Trecobat, constituait une sanction proportionnée à la gravité des désordres et des non-conformités qui l'affectaient, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ».
Dans l’arrêt rendu le 21 juin 2018[10], la Cour de cassation sanctionne la Cour d’appel qui s’est contentée de condamner les constructeurs au paiement du coût des travaux mis à la charge du maître d’ouvrage, sans prononcer la nullité du contrat, en ces termes :
« Vu les articles L. 231-2 et R. 231-4 du code de la construction et de l’habitation ;
Attendu que, pour condamner solidairement la société Maisons CBI et la CGI bât au paiement de la somme de 25 690 euros, l’arrêt retient que le coût des travaux, mentionnés et chiffrés dans la notice comme non compris dans le prix convenu, n’ayant pas fait l’objet d’une mention manuscrite des maîtres d’ouvrage, doit être mis à la charge de la société Maisons CBI et garanti par la CGI bât ;
Qu’en statuant ainsi, alors que seule la sanction de la nullité du contrat est applicable à l’irrégularité résultant de l’absence de clause manuscritepar laquelle le maître de l’ouvrage précise et accepte les travaux à sa charge qui ne sont pas compris dans le prix convenu, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».
Autrement dit, selon la Haute juridiction, bien que la violation des dispositions de l’article L231-2 du Code de la construction et de l’habitation entraîne l’annulation du contrat CMI, elle ne se résout toutefois pas systématiquement à la démolition de l’ouvrage litigieux, et toute demande en ce sens doit faire objet d’un contrôle de proportionnalité.
Sur le plan pratique, il semble important de retenir le rôle des préconisations de l’expert judicaire et l’importance pour le maître d’ouvrage de pouvoir justifier l’impossibilité (ne serait-ce que administrative) de les mettre en œuvre, faute de quoi ses demandes visant à obtenir la démolition de l’ouvrage pourront être écartées.
[1]3èmeCiv. Cass. 21 juin 2018 n°17-15.897 Publié au bulletin
[2]CA Aix-en-Provence, 3e chambre a, 12 janvier 2017, n° 15/12182
[3]3èmeCiv. Cass. 21 juin 2018 n°17-15.897 Publié au bulletin
[4]3ème Civ. Cass. 6 mai 2014 n°13-10.338 & 13-13.624 ; 3ème Civ. Cass. 15 octobre 2015 n°14-23.612
[5]3èmeCiv. Cass. 21 juin 2018 n°17-15.897 Publié au bulletin
[6]3èmeCiv. Cass. 12 avril 2018 n°17-26906 Inédit
[7]Cass. 11 mai 2005 n°03.21-136 ; Cass. 6 mai 2009 n° 08-14.505 ; Cass. 17 septembre 2014 n°12-24.122, Cass. 16 juin 2015 n°14-14.612
[8]3ème Civ. Cass. 21 juin 2018 n°17-10.175