SUR LE REGIME DES DESORDRES EVOLUTIFS ET FUTURS SOUS LA LUMIERE DE LA JURISPRUDENCE RECENTE DE LA COUR DE CASSATION
- Rappel utile des critères d’identification des désordres évolutifs
Dans son arrêt inédit rendu le 6 septembre 2018[1], la 3èmeChambre civile de la Cour de cassation rappelle concernant les désordres évolutifs que pour ces derniers puissent être pris en compte au titre de la garantie décennale après l’expiration d’un délai d’épreuve, il convient que la réclamation au titre des désordres initiaux soit formulée avant cette expiration, en ces termes :
« Ayant relevé que la notion de désordre évolutif était définie, aux termes de l’arrêt de la Cour de cassation du 18 janvier 2006, opérant un revirement de la jurisprudence, comme de nouveaux désordres constatés au-delà de l’expiration du délai décennal, qui trouvent leur siège dans l’ouvrage où un désordre de même nature a été constaté et dont la réparation a été demandée en justice avant l’expiration de ce délai, que cette nouvelle définition rappelait que le délai décennal était un délai d’épreuve et qu’un ouvrage ou une partie d’ouvrage, qui avait satisfait à sa fonction pendant dix ans, avait rempli l’objectif recherché par le législateur et constaté que la réception était intervenue le 23 novembre 1993 et que le premier acte introductif d’instance, dont pouvait se prévaloir M. et Mme M., datait du 24 mai 2006, donc après le délai décennal qui expirait le 23 novembre 2003, la cour d’appel en a exactement déduit, sans méconnaître les exigences de sécurité juridique et le droit à un procès équitable, que la demande en garantie formée contre l’assureur dommage-ouvrage était irrecevable. »
Bien qu’il s’agisse d’un arrêt inédit, les praticiens du droit de la construction ne pourront que se féliciter de ce rappel très utile des critères de la mise en œuvre de la garantie décennale dans une hypothèse spécifique des désordres évolutifs.
En effet, s’agissant d’une extension de la garantie décennale, cette exception ne saurait être appliquée que dans le cadre très strict.
A défaut, la notion même de la garantie décennale en tant que délai d’épreuve risque de prendre son sens.
Or, en pratique, de nombreux maîtres d’ouvrage se prévalent du caractère évolutif des désordres pour échapper à la déchéance de leur action.
De nombreuses confusions sont également souvent pratiquées non seulement entre les notions des désordres évolutifs et futurs, mais également entre les fonctions de la garantie décennale en tant qu’un délai d’épreuve et un délai d’action.
Les garanties légales[2]dans le domaine du droit de la construction remplissent une double vocation, à savoir :
- délais d’épreuve ;
- délais d’action.
Les délais d’action peuvent, sous réserve de la jurisprudence et des dispositions du Code civil, bénéficier – notamment – de l’interruption, et donc, le cas échéant, recommencer à courir à nouveau.
Cela n’est pas le cas des délais d’épreuvequi expirent en principe à l’issue du nombre d’années prévu légalement à compter de la date de réception des travaux.
Ce principe connaît cependant deux exceptions relativement à l’application de la garantie décennale, dans l’hypothèse :
- des désordres futurs et certains
- des désordres évolutifs.
Ces deux notions étant souvent confondu en pratique, leur régime prétorien est toutefois bien distinct.
Il est donc important de préciser tant les critères de leur indentification que les conséquences qu’elles impliquent.
- Confusions récurrentes
L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 2 février 2017[3]est un exemple flagrant d’une telle confusion.
En l’espèce, à la suite d’une réception tacite (fixée au 22 février1995), les désordres n’avaient fait l’objet de premiers constats contradictoires en présence de l’expert judiciaire qu’en avril2005, c’est-à-dire après l’expiration de la garantie décennale.
Dans son rapport, l’expert judiciaire indiquait qu’à la date de ses constats, les désordres n’étaient pas de nature décennale, mais pouvaient le devenir à court ou moyen terme, et il se permettait ainsi de les qualifier de désordres à caractère évolutif.
Sur cette base, les juges du fond retenaient le caractère décennal de ces désordres.
En réalité, il appartenait aux parties de contester cette qualification dans le cadre de la procédure au fond, car il s’agissait finalement plutôt de désordres futurs dont la gravité ne s’était pas révélée avant l’expiration du délai d’épreuve. De tels désordres n’avaient donc pas en principe de vocation à bénéficier de la garantie décennale.
Cependant, sans remettre en cause l’appréciation souveraine des juges du fond sur ce point, la Cour de cassation leur a accordé le bénéfice de la garantie décennale.
Il s’agit évidemment d’un arrêt d’espèce, qui n’a pas vocation à remettre en cause la jurisprudence de principe de la Cour de cassation.
***
En effet, par arrêt postérieur rendu le 20 avril 2017[4], la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation a bien confirmé qu’il convenait d’écarter la qualification de désordre décennal sur le seul constat d’un risque futur mais hypothétiquedont il n’était pas certain qu’il se réalise avant l’expiration des délais d’épreuve.
Il est à cet égard intéressant de rappeler comme l’a fait la Cour de cassation dans son arrêt inédit du 16 novembre 2017[5]que la qualification de désordres évolutifs ne saurait bénéficier aux désordres réservés à la réception, dès lors qu’à cette date les désordres initiaux rendaient l’ouvrage impropre à sa destination.
Ces exemples démontrent une fois de plus le rôle que les acteurs de la construction ont vocation à jouer lors des opérations d’expertise judiciaire afin de se prémunir au mieux des erreurs de qualification.
La qualification d’« évolutif » doit ainsi être systématiquement écartée à l’égard de désordres initiaux qui ne se sont pas encore manifestés dans toute leur ampleur au moment des constats.
En effet, tout ouvrage a vocation à se dégrader avec le temps et ainsi, toute dégradation constatée dans le délai d’épreuve n’implique pas ipso factola qualification de désordre de nature décennale et encore moins qu’il puisse être qualifiable d’évolutif.
D’ailleurs, celle-ci est susceptible également de relever de l’obligation d’entretien du maître d’ouvrage.
Le cas échéant, ce dernier ne serait alors pas fondé à solliciter la mobilisation de la garantie décennale.
Il n’est pas rare que l’expert judiciaire dans le cadre de ses opérations:
- Constate que le désordre ne présente pas la gravité décennale mais
- Admette que ce désordre va de façon certaine se révéler dans toute son ampleur avantl’expiration d’un délai d’épreuve.
On parle ici de désordres futurs et certains.
Ce type de désordres ne sera pas couvert par la garantie si le risque d’aggravation décennale n’est qu’hypothétique.
Ainsi, dans une optique de recherche de responsabilité civile décennale du constructeur, il ne suffira pas d’interrompre valablement le délai d’action décennale, encore faudra-il démontrer au surplus que la gravité, au sens de l’article 1792 du code civil, de ces désordres se manifestera avant l’expiration d’un délai d’épreuve.
C’est ainsi que dans son arrêt rendu le 23 octobre 2013[6], la 3èmechambre civile de la Cour de cassation a jugé que :
« Vu l'article 1792 du code civil ;
Attendu que pour condamner in solidum M. Z... et la société MMA à garantir M. Y... de la moitié du coût des travaux de remise en conformité du mur, l'arrêt retient que le risque d'effondrement s'analyse en un risque de perte de l'ouvrage, conséquence d'un défaut de conformité aux règles de l'art qui porte sur sa fondation et qu'une telle atteinte à la solidité de l'ouvrage, révélée après réception, relève de la garantie légaledes constructeurs ;
Qu'en statuant ainsi, tout en relevant qu'il ne pouvait être précisé que la perte de l'ouvrage interviendrait dans le délai décennal, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le texte susvisé »
Il s’agit sur ce point de l’application de l’arrêt de principe rendu par la 3èmechambre civile de la Cour de cassation le 29 janvier 2003[7], en ces termes :
« Mais attendu qu'ayant relevé que l'absence de protection des seuils de porte, non apparente à la réception pour un profane, était génératrice d'un dommage d'ores et déjà réalisé, consistant en une déchirure sur les seuils dont les conséquences s'aggraveraient inéluctablement avec le temps et assurément dans le délai de la garantie décennale, l'expert ayant qualifié la dégradation de rapide et que les infiltrations qui en découleraient nécessairement rendraient l'ouvrage impropre à sa destination, la cour d'appel a légalement justifié sa décision ».
En conséquence, si le maître d’ouvrage ou l’acquéreur confrontés à des désordres prétendent que leur gravité au sens de l’article 1792 du Code civil est établie, ils devront prouver que les critères pour mobiliser la garantie décennale se manifesteront de façon certaine avant ce délai.
Il s’agit d’un travail qui doit être fait dès le début des opérations d’expertise judiciaire au besoin à travers des dires et des observations orales au cours des réunions.
A l’inverse, une évocation de désordres futurs ne devrait pas être légitiment admise lorsqu’à la date des constats (notamment dans le cadre de l’expertise judiciaire) le délai d’épreuve de dix ans s’est déjà écoulé.
Il appartient à l’ensemble des parties à la procédure de rester vigilent sur ce point.
Les désordres évolutifs sont en principe ceux qui découlent des désordres initiaux dont la gravité décennale s’est déjà manifestée avant l’expiration de délai d’épreuve.
Ainsi, à la différence de désordres futurs et certains, les désordres évolutifs peuvent se manifester après l’expiration du délai d’épreuve.
Selon la jurisprudence[8], leur prise en charge en garantie décennale est possible à la double condition que :
- les désordres initiaux
- que les « nouveaux » désordres soient bien de la même nature que ceux initialement dénoncés[11](et non pas de désordres nouveauxsans lien de causalité avec les précédents)[12].
C’est ainsi que la 3èmechambre de la Cour de cassation a jugé dans son arrêt du 17 avril 2013[13]que :
« N’a pas donné de base légale à sa décision la Cour d’appel qui déclare recevable l’action du maître de l’ouvrage envers l’assureur dommages ouvrage, alors qu’elle avait constaté que la nature décennale du désordre n’était apparue qu’après l’expertise déposée plus de dix-neuf ans après la réception de l’ouvrage, et qu’elle n’a pas recherché si un désordre compromettant la solidité de l’ouvrage ou le rendant impropre à sa destination avait été dénoncé dans le délai de la garantie décennale. »
Plus antérieurement, dans son arrêt rendu le 6 juillet 2011[14], la 3èmechambre civile de la Cour de cassation a jugé irrecevable l’action à l’encontre de l’assureur Dommages Ouvrage pour des désordres survenus postérieurement à l’expiration du délai décennal et ne répondant pas à la définition du désordre évolutif, en ces termes :
« Qu’en statuant ainsi, sans relever qu’un désordre compromettant la solidité de l’ouvrage ou le rendant impropre à sa destination avait été dénoncé dans le délai de la garantie décennale, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ».
Dans l’hypothèse d’une pluralité d’ouvrages, il a été jugé[15]que si « la garantie décennale couvre les conséquences futures des désordres résultant des vices dont la réparation a été demandée au cours de la période de garantie», seule l’aggravation affectant les ouvrages ou bâtiments objets des déclarations de sinistredans le délai décennal peuvent bénéficier de cette « extension » de la garantie décennale à l’exclusion de ceux qui ne figuraient pas dans les premières déclarations de sinistre.
Cette solution est conforme à celui d’un arrêt de la Cour de cassation rendu le 4 novembre 2004[16]en ces termes :
« qu’ayant souverainement relevé, par motifs propres et adoptés, que les désordres constatés dans les villas 11, 29, 30, 36, 39 avaient été dénoncés après expiration du délai décennal, que bien que l’ensemble Agora soit constitué de quarante-sept villas construites selon le même procédé, chacune d’entre elles devait néanmoins être considérée isolément et indépendamment des autres et constituait un cas particulier, en raison notamment du sol de fondation qui n’était jamais le même, et de la saison pendant laquelle le béton avait été coulé, la cour d’appel, qui a procédé à la recherche prétendument omise, a pu en déduire que, chaque villa étant un ouvrage indépendant, il ne pouvait être retenu que des désordres constatés dans une villa seraient de nature à constituer l’aggravation de ceux ayant affecté antérieurement un autre immeuble».
Sous réserve de cette restriction importante, les désordres évolutifs sont susceptibles de rallonger non seulement le délai d’épreuve mais également le délai de la forclusion décennale.
C’est ainsi que dans son arrêt rendu le 11 mars 2015, la 3èmechambre civile de la Cour de cassation a jugé au visa de l’article 1792 du code civil que :
« Attendu que pour déclarer prescrite l'action engagée par les consorts Coloma Y... à l'encontre de la SMABTP et les condamner à lui restituer la somme de 124 200,62 euros, l'arrêt retient que le paiement des travaux par la SMABTP le 16 juin 1999 a initié un nouveau délai décennal, mais que la SMABTP n'ayant été appelée en la cause que par une assignation en date du 17 novembre 2009, l'action des maîtres de l'ouvrage est prescrite ;
Qu'en statuant ainsi, tout en constatant que les désordres étaient apparus deux ans après la réception de l'ouvrage, s'étaient aggravés et avaient perduré malgré les travaux de renforcement exécutés en 1999 conformément aux préconisations de M. Z... et que ces désordres étaient évolutifs et pouvaient compromettre la stabilité du bassin, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé le texte susvisé. »
Autrement dit, sous réserve de la jurisprudence rappelée utilement par arrêt rendu le 6 septembre 2018[17], une action sur le fondement des désordres évolutifs semble être en état de la jurisprudence actuelle imprescriptible, ce qui est contraire à l’esprit des dispositions légales.
Il convient donc de rester vigilant sur les futures précisions prétoriennes ou législatives sur ce point.
Daria BELOVETSKAYA
AVOCAT AUX BARREAUX DE PARIS ET DE SAINT-PETERSBOURG
[1]Cass. 3ème Civ., 6 septembre 2018, n°17-22.370, Inédit
[2]La garantie décennale, la garantie de bon fonctionnement et la garantie de parfait achèvement
[4]Cass. Civ. 3ème, 20 avril 2017, RG n° 16-11.724
[5]Cass. 16 novembre 2017, n°16-24.537
[6]Cass. 3èmeciv., 23 octobre 2013 n°12-24201
[7]Cass. 3ème, 29 janvier 2003, n°00-21.091
[8]Cass. 3èmeCiv., 8 octobre 2003, n° RG 01-17.868 et Cass. 3èmeCiv. 28 octobre 2003, 02-15.124
[9]Cass. 3èmeCiv. 18 novembre 1992, n° RG 91-12.797
[10]Cass. 3èmeCiv., 13 février 1991 n° RG 89-12.535
[11]Cass. Civ. 3ème, 2 décembre 2009, n08-12.191
[12]Cass. 3èmeCiv. 11 mai 200, n° RG 98-17.179
[13]Cass. Civ. 3ème, 17 avril 2013, n°12-15.008
[14]Cass. Civ. 3ème6 juillet 2011, n°10-17.965 & n°10-20-136
[15]Cass. civ. 3e, 18 janvier 2006, n°04-17400 ; Cass. civ. 3e, 19 octobre 2011, n°10-21323 et 10-24231 ;CA Metz, 1ère, 26 janvier 2006, Jurisdata n° 2006-316842