SUR LA COMPETENCE D’UN JUGE DES REFERES POUR TRANCHER LA QUESTION DE LA PRESCRIPTION
L’article R.532-1 du Code de justice administrative dispose que le juge des référés peut ordonner toutes mesures utiles d’expertise ou d’instruction[1]. Il en résulte que le cas échéant il appartient au requérant de justifier l’utilité de sa demande au regard des actions contentieuses engagées ou susceptibles de l’être[2], en présentant des précisions suffisantes[3]pour les différents points de sa demande, à peine d'irrecevabilité, sur la nature du litige qui la justifierait[4].
Il en est de même en ce qui concerne la recevabilité de son éventuelle action au fond[5].
C’est ainsi que dans son arrêt du 19 décembre 2008[6]le Conseil d’Etat a jugé que commet une erreur de droit un juge des référés appelé à déterminer l’utilité de la mesure d’expertise qui s’abstient de prendre parti sur une irrecevabilité ou une prescription au motif que la question relève de l’appréciation du juge du fond, en ces termes :
« qu'en appel, le juge des référés a estimé que les requérants, pour contester le rejet opposé par le premier juge, ne pouvaient utilement soutenir que leur action en indemnisation n'était pas prescrite « cette question relevant de l'appréciation du juge du fond à même de se prononcer sur l'utilité d'une expertise»
Considérant que le juge des référés, saisi sur le fondement de l'article R. 532-1 du code de justice administrative, ne peut faire droit à une demande d'expertise si cette dernière est formulée à l'appui de prétentions indemnitaires dont il est établi qu'elles sont irrecevables ou prescrites; que, dans l'hypothèse où est opposée une forclusion ou une prescription, il lui incombe de prendre parti sur ces points ; que, par suite, le juge des référés de la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit en rejetant la demande de M. et Mme A pour les motifs mentionnés ci-dessus ; que son ordonnance du 14 janvier 2008 doit ainsi être annulée ».
Cette solution a été récemment confirmée en ce qui concerne de la demande de l’extension de la mesure d’instruction.
Dans son arrêt rendu le 11 juillet 2018[7], le Conseil d’Etat a confirmé sa jurisprudence constante suivant laquelle il appartient au juge des référés de se prononcer sur la forclusion ou la prescription lorsqu’elle sont soulevées en défense pour évaluer l’utilité de la mesure d’instruction ou de son éventuelle extension, en ces termes :
« 4. Considérant qu'il résulte des dispositions citées au point précédent que, lorsqu'il est saisi d'une demande d'une partie ou de l'expert tendant à l'extension de la mission de l'expertise à des personnes autres que les parties initialement désignées par l'ordonnance ou à l'examen de questions techniques qui se révélerait indispensable à la bonne exécution de cette mission, le juge des référés ne peut ordonner cette extension qu'à la condition qu'elle présente un caractère utile ; que cette utilité doit être appréciée, d'une part, au regard des éléments dont le demandeur dispose ou peut disposer par d'autres moyens et, d'autre part, bien que ce juge ne soit pas saisi du principal, au regard de l'intérêt que la mesure présente dans la perspective d'un litige principal, actuel ou éventuel, auquel elle est susceptible de se rattacher ; qu'à ce dernier titre, le juge ne peut faire droit à une demande d'extension de l'expertise lorsque, en particulier, elle est formulée à l'appui de prétentions qui ne relèvent manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative, qui sont irrecevables ou qui se heurtent à la prescription; que, dans l'hypothèse où est opposée une forclusion ou une prescription, il lui incombe de prendre parti sur ces points »
Cette solution n’est pas étonnante dans la mesure où selon la jurisprudence administrative les conditions de la recevabilité de la demande de l’extension de la mesure d’expertise sont très proches à celles de la demande initiale[8].
Une telle approche bien que discutable sur le plan de la compétence des juges des référés est tout de même salutaire de point de vue de la bonne administration de la justice.
Il paraît en effet incohérent de mettre en œuvre une mesure d’instruction ou son éventuelle extension, dès lors que les délais de prescription ou de forclusion sont d’ores et déjà expirés.
Cette analyse demande toutefois d’un juge des référés d’aller très en avant sur l’analyse des éventuelles demandes au fond.
C’est la raison pour laquelle la jurisprudence judiciaire demeure plus souple sur l’appréciation de l’éventuelle recevabilité de la demande au fond au stade d’une simple demande visant d’obtenir une mesure d’instruction.
C’est ainsi que dans son arrêt inédit rendu le 22 septembre 2016[9], la 2ème chambre civile de la Cour de cassation a jugé que :
« Attendu que la société Danieli Henschel fait grief à l'arrêt de déclarer le juge des référés incompétent pour se prononcer sur la prescriptiondes faits au regard de la garantie des vices cachéset, en conséquence, d'ordonner l'extension de la mission de M. Y...désigné en qualité d'expert judiciaire par ordonnance du 2 novembre 2012 ; alors, selon le moyen, que le juge des référés saisi d'une demande de mesure d'instruction ou d'extension de la mission de l'expert déjà nommé sur ce fondement a compétence pour déterminer si l'action au fond est manifestement vouée à l'échec, excluant ainsi qu'une telle mesure ait un motif légitime ; qu'en affirmant en l'espèce, qu'en tant que juge des référés statuant sur la demande d'extension d'une expertise ordonnée sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, elle n'était pas compétente pour se prononcer sur la prescription de l'action en garantie des vices cachés envisagée par la société FRR pour justifier sa demande d'extension, la cour d'appel, qui devait déterminer si l'action en cause était manifestement vouée à l'échec en raison de sa prescription, pour caractériser l'existence d'un motif légitime à l'extension demandée, a violé l'article 145 du code de procédure civile, ensemble l'article 1648 du code civil ;
Mais attendu que c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation que la cour d'appel, ayant relevé que les dysfonctionnements de la machine concernée n'étaient pas résolus, dès lors que le vendeur n'était pas en mesure d'y remédier dans le cadre de la garantie contractuelleet que la solution d'un litige potentiel pouvait en dépendre, a retenu, par une décision motivée, qu'il existait un motif légitime, au sens de l'article 145 du code de procédure civile, d'ordonner l'extension de la mission de l'expert judiciaire sollicitée ».
Autrement dit, le juge des référés en matière judiciaire bénéficie d’une liberté de choix de la mesure d’instruction à ordonner et cela nonobstant de l’irrecevabilité de la demande d’extension de la mission et donc à fortiori de l’éventuelle demande au fond.
La liberté accordée aux juges des référés en matière judiciaire se justifie notamment par la multitude des fondements susceptibles d’être évoqués au fond en fonction notamment des conclusions de l’expert judiciaire.
Il serait donc probablement réducteur d’écarter la demande visant d’obtenir la mesure d’instruction ou de son extension au motif qu’une action au titre d’un ou même de plusieurs de ces fondements est prescrite…
De plus, cette solution évite au juge des référés de se pencher sur le bien-fondé de ces éventuels fondements, la question relevant manifestement de la compétence des juges du fond.
Cette dichotomie des approches en matière de la jurisprudence administrative et judiciaire devrait donc être nécessairement appréhendée par les praticiens tant en demande qu’en défense.
En matière administrative, il appartiendra au requérant d’évoquer le maximum de fondements susceptibles d’être utilisés devant les juges du fond, et procéder à la démonstration de leur recevabilité notamment de point de vue des délais de la prescription et de la forclusion.
Daria BELOVETSKAYA
AVOCAT AUX BARREAUX DE PARIS ET DE SAINT-PETERSBOURG
[1]" Le juge des référés peut, sur simple requête et même en l'absence de décision administrative préalable, prescrire toute mesure utile d'expertise ou d'instruction"
[2]CE 7 juin 2004, req. no 252869
[3]CE, ass., 17 déc. 1976, req. no 00217
[4]CE 13 déc. 1995, req. no 171914
[5]CE 30 déc. 2002, req. no 241793 ; 7 juin 2004, req. no 252869
[6]CE 19 décembre 2008 n°314505
[7]CE 11 juillet 2018 n°416635